À l'échelle locale, l’action écologiste est-elle vraiment réservée aux plus aisés ?
Quand il s'agit d'imaginer qui organise et occupe les espaces dédiés à l’écologie dans la ville, les idées reçues vont bon train. Les tiers-lieu écolos et les marches pour le climat sont-ils vraiment des espaces élitistes faits par et pour les bobos ? Les classes populaires sont-elles si absentes du tableau ? Et si c’était le cas, serait-ce vraiment une absurdité ? Le niveau de l’empreinte carbone va généralement de pair avec le niveau de vie. Les plus aisés ont, de fait, plus de responsabilités et de moyens d’agir pour répondre aux enjeux environnementaux. Leur action individuelle est indispensable, couplée à un changement de paradigme.
Pour consommer bio, en vrac, commerce équitable, etc. ou encore fréquenter des ateliers prônant un mode de vie zéro déchet, encore faut-il en avoir les moyens et le temps. Pas étonnant que les comportements écolos soient surtout adoptés par les classes moyennes plutôt supérieures. Elles donnent d’ailleurs le LA en matière de pratiques éco-responsables à adopter. “Manger bio, ça implique de choisir de mettre plus d’argent dans ses courses car les produits issus de circuits courts, artisanaux, plus éthiques ne peuvent pas être proposés à des prix de grande distribution, confirme Daniela Braon-Hochgesand à la tête de l’épicerie Vivres en Vrac à Paris (13eme). Il faut avoir du temps pour acheter en vrac et ça demande de l’adaptation et d’être accompagné, ce qui n’est pas évident pour tous.”
Les lieux proposant de faire société autrement en ville ont d’ailleurs du mal à toucher les populations les plus modestes. Par exemple, les Petites Cantines parisiennes, cuisine participative proposant, à prix libre, d’y préparer et manger bio, local et en circuit court, aimeraient accueillir davantage de publics précaires pour lutter contre la précarité alimentaire. De même du côté des Ciboulettes, tiers-lieu en gare de Chelles-Gournay, en Seine-et-Marne, qui accompagne notamment sur les gestes du quotidien pour mieux s’alimenter :
“Une de nos problématiques, c’est de ne pas réussir à toucher les gens de la cité” relève sa fondatrice, Marion Crosnier.
Pour sensibiliser les ménages vivant dans les cités, elle réfléchit à d’autres types de formats pour l’avenir : "On est situé en centre-ville avec très peu de mixité sociale. Pourquoi pas développer une antenne locale qui proposerait des services correspondants aux besoins immédiats des habitants et qui par là même les sensibiliserait à l’écologie”.
L’écologie populaire dans les quartiers les moins aisés
Et les populations modestes dans tout ça, que font-elles ? Il serait faux de dire qu’elles sont totalement passives. Elles agissent aussi avec leur mode de vie économe, potentiellement moins consommateur, et sur le terrain. “Les luttes écologiques ne sont pas forcément portées par les plus riches, mais plutôt par les milieux modestes et ouvriers”, note Astrid Barthélémy, directrice de la Société d'études, de protection et d'aménagement de la nature en Touraine. Kevin Vacher, sociologue au laboratoire d’éducation populaire l’explique dans un rapport de 2021 : les personnes mobilisées dans les collectifs contre les projets inutiles, imposés et polluants en France sont souvent des riverains directement concernés par les conséquences économiques ou environnementales en résultant.
D’ailleurs, c’est bien dans le prolongement du travail des militant-es des quartiers populaires que les associations Alternatiba Paris et Front de mères ont créé la Maison de l'écologie populaire, “Verdragon”, au cœur du quartier de la Noue à Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, l’été 2021. Objectif : “travailler à un projet politique commun, alliant l’urgence climatique et les besoins de justice, d’égalité et de dignité pour les habitants des quartiers populaires”. L’association Verdragon et le rappeur russo-algérien Rocé y inaugurent d’ailleurs un nouvel espace consacré au patrimoine des luttes écologiques, ouvrières et féministes le 15 mars.
Endiguer la crise climatique, une affaire de riches
Si les milieux aisés ont un peu pris le dessus sur le lifestyle éco-responsable, c’est aussi parce qu’ils sont potentiellement les mieux placés pour agir sur la crise écologique dont ils sont à l'origine par un mode de vie émissif. Les chiffres mondiaux et nationaux sont parlants. « Les 10% les plus riches de la planète rejettent 50 % du CO2 émis annuellement dans l’atmosphère, tandis que les 50 % les plus pauvres n’en rejettent que 10% », selon Oxfam France. Et ça ne va pas aller en s’arrangeant selon les prévisions de Tim Gore, directeur du programme « Faibles émissions de carbone et économie circulaire » à l'Institut pour une politique européenne de l'environnement (IEEP) dans son étude de novembre 2021 : les 1 % et les 10 % les plus riches de la planète émettraient, d’ici à 2030, respectivement 30 fois et 9 fois plus que le seuil de 2 tonnes de CO2 par personne et par an, nécessaire pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C.
Du côté de l'hexagone, "la consommation des 20 % des ménages les plus aisés est responsable de 29 % des émissions de CO2 alors que celle des 20 % les plus modestes représente 11 % des émissions", selon le Conseil économique pour le développement durable (mai 2011).
Or, si la France est l’un des pays d’Europe les plus vulnérables au dérèglement climatique aux côtés des pays de l’hémisphère Sud, “nous ne sommes pas tous dans le même bateau”, martèle Justine Ripoll, Chargée de campagne chez Notre Affaire à Tous (Naat), association qui produit notamment une revue de presse sur les inégalités climatiques. Les plus riches - États, acteurs économiques ou individus - sont responsables des émissions historiques et actuelles, et donc des dérèglements en résultant. Ils sont, de fait, tenus d’agir davantage et ce d’autant plus que les populations modestes sont plus vulnérables aux nuisances environnementales, rappelle l'association Naat dans son rapport de 2020.
L’action collective des plus riches s’impose
Or, si les éco-gestes individuels sont nécessaires, “l’écologie ne se réduit pas à avoir un mode de vie zéro déchet”, précise Astrid.
En effet, cela n’a quasiment aucun impact sur le bilan carbone des foyers et peut même venir alourdir la charge mentale des femmes, encore trop souvent gestionnaires des tâches domestiques, précise Béné. L’action individuelle a donc ses limites. En effet, “même un comportement « héroïque » généralisé [de la part des individus] ne peut permettre une baisse suffisante pour respecter l’objectif 2°C de l’Accord de Paris, laquelle demande de faire disparaître 80% des émissions actuelles”, signale Carbone 4, cabinet de conseil sur les enjeux énergie et climat, dans un rapport de juin 2019.
“Les citoyens les plus riches peuvent et doivent, en tant qu’individus, contribuer à la réduction de leurs propres émissions en changeant leur mode de vie, où qu’ils habitent, mais leur seule action volontaire ne suffira pas à résoudre la crise environnementale” rappelait déjà Oxfam dans son rapport de 2015.
“Leurs choix sont souvent limités par les décisions de leur gouvernement dans toutes sortes de domaines, de l’énergie à la politique en matière de transports”. Un changement de paradigme est donc nécessaire à tous les niveaux et il est bien entre les mains des États, acteurs économiques et individus les plus riches. Tout le monde y aurait intérêt, y compris ceux dont la grande richesse émissive est basée sur une économie mondiale inégalitaire. Car, in fine, qui aurait envie de vivre dans un environnement globalement dégradé et menacé ?