Depuis plusieurs années, nous assistons à une féminisation des métiers de l’urbanisme et de l’architecture. Pour autant, les femmes doivent encore se mobiliser pour faire face à de nombreuses inégalités alors que la promotion de l’égalité des genres dans la profession pourrait permettre de rendre la ville plus inclusive.
« Nous avons aujourd’hui une large majorité d’étudiantes en écoles d’architecture mais cela n’évolue pas au niveau des discriminations et du sexisme », déplore l’architecte Anne Labroille (avec qui nous avions déjà abordé la question des cours d’école non-genrées) .
En constatant les difficultés des femmes à accéder à la commande et à des postes à responsabilités, Anne Labroille a cofondé l’association MéMO (Mouvement pour l’Équité dans la Maîtrise d’œuvre) qui vise à promouvoir l’égalité femmes-hommes dans la profession : « Les architectes sont aussi des cheffes d’entreprise donc on cumule les difficultés des femmes à devenir cheffe d’entreprise, à se sentir légitime, à concilier vie professionnelle et familiale et un héritage très patriarcal de cette profession de bâtisseurs ».
En effet, si 60 % des femmes occupent les bancs des écoles d’architecture et que la profession se féminise, il est toujours difficile pour elles de trouver leur place à des postes de décisionnaires.
« Très peu de femmes sont représentées dans les grandes agences parisiennes ou françaises », constate l’architecte Catherine Guyot, directrice de l’Association pour la recherche sur la ville et l’habitat (ARVHA), à l’initiative du Prix des femmes architectes.
Elle poursuit : « Ce sont très rarement les femmes leaders dans les postes dominants donc c’était important qu’il y ait ce prix pour faire le contrepoids en disant que l’on existe même si on ne veut pas nous reconnaître, même si on est beaucoup moins payées que les hommes et que l’on est un peu, la troisième roue du carrosse ».
Inégalités salariales
Aujourd’hui, seulement 30% de femmes sont inscrites à l’ordre des architectes. Cela s’explique en partie parce que certaines d’entre elles choisissent de faire leur carrière dans des agences, en tant que salariées : « Il y a des femmes qui vont accepter des travaux moins bien rémunérés ou qui ne sont pas équivalents au travail d’architecte. Ça peut être des secrétaires administratives dans une agence d’architecture, ça peut être chargée de communication et puis elles vont avoir d’autres postes non reconnus comme architectes comme la maîtrise d’ouvrage donc ce sont des femmes de l’ombre », détaille Catherine Guyot.
À cela s'ajoutent les inégalités de revenus qui demeurent très importantes, notamment en libéral. En 2018, le revenu des femmes représentait 61% du revenu des hommes. “Cela s’explique par les emplois partiels, des postes plus précaires. Les femmes se trouvent embêtées par le fait d’avoir des enfants”. Selon Catherine Guyot, les femmes se retrouvent cantonnées à certains types de projets, comme les crèches, les écoles ou les petits centres culturels : “Il n’y a pas de petits projets mais à priori, on fera plus confiance à un homme qu’à une femme pour les gros projets. Les honoraires sont proportionnels aux travaux que les femmes réalisent donc elles sont moins bien payées.”
Les hommes utilisent leurs réseaux
Accéder à des projets d’envergure semble plus difficile pour les femmes architectes et cela pourrait s’expliquer par la présence d’un entre-soi très masculin. D’après une enquête menée par l’association Architectuelles auprès d’architectes de la région des Hauts-de-France, 50% des hommes ont trouvé du travail par réseau pour 0% de femmes.
Si des réseaux de femmes architectes s’organisent en France, les hommes réussissent à se créer des opportunités avec des réseaux professionnels officieux autour d’activités sportives comme le golf ou la voile : “Il y a des rencontres informelles qui permettent l’accès à la commande. Il y a un entre-soi masculin très fort sans pour autant que cela soit conscientisé, observe Anne Labroille.
"Nos professions sont très en lien avec la sphère du pouvoir et même si notre profession se féminise, nos donneurs d’ordres, nos commanditaires restent en large majorité masculins."
Si les chiffres dans les métiers de l’architecture parlent d’eux-mêmes, il est beaucoup plus difficile de quantifier et de décrire le phénomène chez les urbanistes.
“L’urbanisme, ce n’est pas une profession protégée au même titre que les architectes ou les ingénieurs. Des gens avec des parcours divers et variés peuvent faire de l’urbanisme ou graviter autour des questions de l’urbanisme, sans être concepteur”, constate la docteure en urbanisme Lucile Biarrotte. “Est-ce qu’il y a des filières de spécialités qui sont plus ou moins féminisées ? À priori, il y aurait plus de femmes proches des questions plutôt sociales, de logements sociaux, de la concertation. Plus on se rapproche des questions de constructions avec l’ingénierie comme dans les milieux du transport ou du BTP, plus c’est masculinisé.”
La féminisation de la profession permet d’interroger la conception des projets urbains
Dans le cadre de sa thèse, “Déconstruire le genre des pensées, normes & pratiques de l'urbanisme”, Lucile Biarrotte s’est intéressée à l’évolution des pratiques genrées dans l’urbanisme.
En effet, depuis plusieurs années, les urbanistes réfléchissent à intégrer la question du genre dans les projets urbains pour pouvoir penser une ville plus inclusive. Les recherches en la matière ont été principalement portées par des femmes et globalement, la féminisation des métiers de l’urbanisme coïncide avec l’évolution de la prise en compte de ces notions.
“Je pense qu’on ne peut pas nier que femmes et hommes sont éduqués de manière différenciée. Tous les milieux professionnels sont genrés d’une manière ou d’une autre, assure Lucile Biarrotte. Il y a des grandes forces à l’oeuvre qui continuent à nous modeler de manière différenciée donc bien sûr qu’en ayant ça en tête, quand on féminise un milieu, probablement que certaines valeurs considérées comme « féminines » risquent d’être plus prises en compte car la population en train de travailler sur la ville se sentira plus concernée par tous ces sujets. Il me semble évident que l’équilibre démographique joue sur les intérêts des valeurs prédominantes dans un milieu professionnel”.
Pour autant, penser la ville inclusive peut parfois dépasser le genre et il est nécessaire pour Anne Labroille que les femmes soient “conscientisées”.“Nous avons collectivement été tellement formatés et éduqués avec des références « masculines » présentées comme neutres que l’on doit forcément les remettre en question pour pouvoir prendre conscience des inégalités, explique-t-elle. Mais effectivement, on aura plus de chances avec une femme architecte d’avoir une vision plus inclusive de la ville car nous sommes plus conscientes des discriminations qui existent, les vivant au quotidien.”