Ces derniers mois, le secteur du bâtiment a subi de profondes transformations en réponse à l’urgence climatique. La Réglementation environnementale 2020 est ainsi entrée en vigueur en janvier dernier. Elle vise à la sobriété énergétique des immeubles autant qu’à une diminution de l’impact carbone de la construction. Mais pour autant, la RE 2020 n’encourage pas la réversibilité des immeubles, c’est-à-dire leur transformation au gré des usages. Des constructions réversibles voient malgré tout le jour, surmontant d’innombrables difficultés.
Ils ne font ni partie de notre paysage ni de nos habitudes. Les projets de bâtiments réversibles restent pour l’heure des prototypes. Parmi eux, l’établissement public d’aménagement Bordeaux Euratlantique est sans doute l’un des plus médiatisés. D’ici 2024, l’atelier Canal Architecture doit notamment faire sortir de terre un bâtiment de neuf étages. Les 4 000 m² du "projet Tebio" accueilleront des logements, des entreprises, des commerces ou bien se destineront à d’autres usages. L’idée, c’est que cet espace pourra évoluer en fonction des allées et venues des locataires et de leur objectif (bureau, logement, commerce, etc.).
A la porte de Montreuil à Paris, d’autres édifices réversibles seront abrités par le quartier "zéro carbone". D’après le promoteur immobilier à l’œuvre, Nexity, “la totalité du projet est réversible : les bureaux pourront devenir des logements”. Le projet de 51 000 m² doit sortir de terre à l’horizon 2028. Pas très loin de là, le Village olympique, d’abord lieu de résidence pour les 14 250 athlètes et coaches internationaux participant aux Jeux d’été 2024, sera transformé à l’issue des compétitions en logements, bureaux et commerces.
La transformation reste atomisée malgré l’urgence climatique
“Cela dépend des personnes, des promoteurs, des architectes. L’éthique personnelle compte énormément”, analyse Carmen Santana, architecte-urbaniste engagée et militante comme elle se définit elle-même, chez Archikubik. “Les projets restent expérimentaux”, confirme Solène Marry, docteure en urbanisme travaillant au sein du service bâtiment de la direction Villes et territoires durables de l’Ademe (l’Agence de la transition écologique).
Pourtant, d’après les chiffres du Ministère de la Transition écologie pour l’année 2019, le bâtiment était responsable de 25% des émissions de gaz à effet de serre en France, le deuxième secteur le plus émetteur du pays derrière les transports.
“Dans le monde, le bâtiment représente 40% des émissions, c’est le premier secteur”, précise tout de suite Hélène Chartier, directrice zéro carbone au C40, réseau mondial de 100 grandes villes collaborant pour lutter contre la crise climatique.
“C’est 25% en France parce qu’on a une énergie décarbonée assez importante, quoi qu’on en pense.”
Or parmi ces émissions, un rapport de février 2021 du ministère de la Transition écologique rappelait que “la phase de construction, pour un bâtiment neuf performant, représente entre 60 et 90% de son impact carbone total”. Le dernier volet du sixième rapport du GIEC publié le 4 avril dernier soulignait aussi que la baisse des émissions à la fois dans les bâtiments neufs et dans ceux existants offrait “un potentiel significatif pour permettre d’atteindre les objectifs de développement durable dans toutes les régions, tout en adaptant les bâtiments au climat du futur”.
Mais lorsqu’on se penche sur la Réglementation environnementale 2020 entrée en vigueur le 1er janvier, cette question des bâtiments est envisagée différemment. On constate que l’accent a été mis sur "la sobriété énergétique et la décarbonation de l’énergie" dans la première partie de la loi. En d’autres termes : une diminution de la consommation d’énergie quand le bâtiment est opérationnel grâce à la fois à un meilleur isolement des constructions et à une moindre utilisation des énergies fossiles, notamment le gaz pour le chauffage. La deuxième partie de la loi s’attaque elle à la "diminution de l’impact carbone de la construction des bâtiments" mais n’y est mentionné que le recours plus fréquent au bois et aux matériaux biosourcés (issus de la matière organique renouvelable) ou géosourcés (matériaux minéraux comme la terre crue ou la pierre sèche). "Oui, la réversibilité n’est pas citée en tant que telle dans la Réglementation environnementale 2020 (RE 2020)", concède Solène Marry, docteure en urbanisme à l’Ademe. Or la réversibilité permet de lutter contre la logique qui a cours aujourd’hui : lorsqu’on veut changer d’usage le bâtiment, on le détruit et on reconstruit, principalement pour des questions de coût.
Pourquoi ce retard par rapport à la généralisation de la réversibilité ?
Pour l’architecte-urbaniste Carmen Santana, la question est politique : "Cela fait 20 ans que l’on parle de réversibilité et de mutabilité. Cela fait 20 ans que l’on rame à contre-courant. Les promoteurs de l’immobilier d’entreprise ont dénié complètement cette idée pendant des années." Mais un allié inattendu a semble-t-il favorisé une évolution des mentalités : "Le Covid nous a beaucoup servis pour faire en sorte que [les promoteurs] entendent tout ce qu’on prône, tout ce qu’on dit pour qu’on travaille enfin avec le ‘déjà là’, c’est-à-dire les habitants, la matière et les bâtiments qui sont présents. Aujourd’hui, on est en train de surfer sur la vague. Je pense qu’on est devant une opportunité de nous reformater en tant que société, qu’il y a une espèce de réveil, de prise de conscience", sourit-elle. A l’entendre, la pandémie aurait ainsi eu pour effet bénéfique une prise de conscience, au sein du monde de la construction, de l’ampleur de la crise climatique.
Le fait est qu’en août 2021, en pleine quatrième vague de la pandémie de Covid-19, un autre texte législatif voit le jour : la loi Climat et résilience. Son décret d’application est attendu pour janvier 2023. La docteure en urbanisme Solène Marry explique cette fois que la réversibilité est à l’ordre du jour : "L’article 224 affiche un objectif de fournir au maître d’ouvrage un outil d’aide à la décision, à la fois pour la construction, la démolition ou l’aménagement d’un projet, détaille-t-elle. Ce qui est prévu, c’est que préalablement aux travaux, il y ait une étude sur les potentiels de réversibilité. Dans la loi, on appelle cela ‘les changements de destination’."
Si ces "changements de destination" n’ont pas été envisagés plus tôt dans la loi, il faut y voir le révélateur de freins de différentes natures. Carmen Santana a souligné le déficit de volonté politique mais le coût de la réversibilité, rapidement évoqué plus haut, reste l’un des blocages majeurs à la réversibilité, notamment celle des bâtiments déjà construits. Solène Marry a dirigé un ouvrage collectif qui vient de paraître Intégrer l’économie circulaire, Vers des bâtiments réversibles, démontables et réutilisables (Parenthèses / Ademe, avril 2022), et elle a notamment regardé de plus près le projet Bordeaux Euratlantique. L’atelier Canal Architecture mobilisé sur la construction "montre que 30% du prix initial d’un immeuble est nécessaire à sa transformation s’il a été conçu pour être réversible alors que c’est 130% s’il n’a pas été conçu pour". Pour la directrice Zéro carbone du C40, Hélène Chartier, on devrait inciter fiscalement les promoteurs à travailler différemment : "Quand on voit ce que la démolition coûte au plan environnemental, elle devrait coûter dix fois plus cher financièrement. Les taxes ne sont pas forcément aux bons endroits. On devrait faire en sorte que construire neuf ne revienne pas moins cher." On manque ainsi d’une vision d’ensemble, d’une "vision holistique, systémique" pour répondre à "la question de la préservation de la planète" d’après l’architecte-urbaniste Carmen Santana.
Elle fustige un "capitalisme déprédateur" qui a entre autres favorisé la construction de bureaux, plus rémunératrice que la construction de logements. Le problème, dit-elle, c’est que les bâtiments de bureaux ont des trames (des épaisseurs) de 18 m lorsque les logements ont des trames comprises entre 12 et 15 m. Un bâtiment d’entreprise aussi épais n’est pas aisément convertible en logement. Les grands plateaux de travail sont souvent peuplés d’open-space près des fenêtres et, en leur milieu, de salles de réunion vitrées pour laisser passer la lumière. "Donc c’est vrai qu’un immeuble de bureau est difficilement transformable aujourd’hui parce qu’on ne sait pas créer des logements au milieu desquels il n’y a pas de lumière", pointe Hélène Chartier.
Pour Carmen Santana, il faut donc penser les bâtiments avec une trame uniforme de 16 m pour permettre leur réversibilité et éviter cet espace sans lumière au milieu du bâtiment.
La question de la trame n’est pas le seul problème : la logique financière en lumière
Depuis 1945, nous assistons à une progressive hyperspécialisation des bâtiments. A chaque bâtiment construit, un objectif précis et des contraintes particulières allant de pair. Ainsi, la hauteur sous plafond d’un bâtiment de bureau est de 3,30 m quand celle d’un logement est de 2,50 m. Pourquoi les bureaux bénéficient-ils d’une hauteur supérieure ? Pour pouvoir faire passer les conduits d’aération silencieux dans un faux-plafond de 80 cm. Pour le projet bordelais, l’atelier Canal Architecture propose ainsi une hauteur hybride de 2,70 m.
Mais, là encore, la logique financière est bien présente.
"Jusqu’à il y a peu, on devait envisager la ville comme d’un pur produit immobilier." dénonce l’architecte-urbaniste Carmen Santana.
"Les promoteurs immobiliers avaient décidé que les logements faisaient 2,50 m de haut parce que ça leur coûtait moins cher et que ça leur permettait de faire un étage de plus sur des réglementations planifiant des immeubles avec rez-de-chaussée et cinq ou six étages. En tout cas, un logement devrait avoir minimum 2,70 m, 3 m de hauteur, sous plafond, c’est clair."
Il n’est pas insensé d’imaginer que cette tentation de faire des économies est l’une des causes du mal-logement ou de la pénurie de logements qui touche 4 millions de personnes en France d’après le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre. La logique commerciale ne s’oppose pas seulement à la question sociale mais aussi à la question environnementale. Reste que la réversibilité a ses limites : "Penser que les bureaux pourront devenir un jour des logements, oui c’est l’axe majeur pour le futur afin de réduire l’impact carbone sur le cycle de vie des bâtiments, prédit Hélène Chartier, directrice zéro carbone du C40. C’est impossible de construire des bâtiments si rigides et dont la durée de vie est raccourcie parce que les bâtiments sont rigides, précisément. Le problème, c’est que c’est une logique de long-terme alors qu’on a besoin d’agir tout de suite."
Toutes ces normes contraignantes (hauteur sous plafond, trame, aération, incendie) représentent autant d’obstacles à la réversibilité des bâtiments existants mais aussi des futurs bâtiments neufs. Reste que l’exemple de Bordeaux Euratlantique n’est pas que symbolique ou expérimental, il est historique. Pour le projet Tebio, cet immeuble de neuf étages réversible, Canal Architecture a pu signer un "permis d’innover", une première en France : "Nous avons déposé un permis il y a quelques jours où deux cases sont cochées : bureaux ou/et logements. C’est dans ce sens-là que c’est novateur", commentait ainsi sur France Inter, Patrick Rubin, fondateur de Canal Architecture, le 8 janvier dernier.
Sommes-nous face à un changement de paradigme ces dernières années ? La docteure en urbanisme de l’Ademe, Solène Marry, répond par la positive : "Pourquoi pas ? Je pense qu’on avance très vite sur le sujet, donc moi ça ne me surprendrait pas que ce soit la réversibilité ou d’autres systèmes incitatifs." Quoi qu’il en soit, l’urgence climatique implique de trouver des solutions urgentes. On l’a dit, le bâtiment représente 40% des émissions mondiales et comme l’imageait Hélène Chartier, "dans le monde, l’équivalent d’une nouvelle ville comme New York est construite chaque mois", du moins avant la pandémie. La réversibilité pourrait être un levier pour freiner cette frénésie bâtisseuse.