Zones de Résonance Expérimentales. Ultra Laborans propose une uchronie (fiction qui repose sur le principe de la ré-écriture de l’Histoire) de la vie parisienne à l’été 2024, assortie de suggestions de lectures et podcasts pour réfléchir à notre rapport au temps dans les sphères ultra-technicisées que sont la ville et le monde du travail.

Malgré les congés d’été, Paris reste une fourmilière de mouvements incessants. C’est justement la raison pour laquelle vous avez décidé, il y a quelques années, de ne plus y habiter. Mais, les rares fois où vous y revenez pour y enchaîner quelques rendez-vous en présentiel, la fébrilité de la capitale vous heurte de plein fouet. Votre TGV est bondé. Vous vous autorisez à lorgner l’écran de votre voisin de train. Comme la plupart des passagers, son travail est assisté par des intelligences artificielles qui fluidifient ses tâches. Le travail des cadres ressemble de plus en plus à un voyage en TGV : fluide, sans couture. Sans couture. Vous appartenez à un monde dans lequel l’intensité du travail atteint des sommets. Le multitasking est désormais presque une seconde nature pour vous.

Le Travail Pressé de Corinne Gaudart et Serge Volkoff examine les effets néfastes de l’intensification du travail et du modèle de la hâte sur la qualité de l’emploi, la santé des travailleurs et le maintien des seniors dans l’emploi. Les auteurs plaident pour une « écologie des temps du travail » en mettant en lumière les stratégies développées par les travailleurs pour contrer ces pressions.

À la sortie de la gare, la ville, elle aussi, vous semble toute entière organisée autour de la hâte. Tout ou presque semble conçu autour d’un impératif de fluidité. Les rues sont remplies de gens pressés, chacun absorbé par son propre monde digital. Dans votre poche, votre smartphone vibre pour vous rappeler que vous allez être en retard à votre rendez-vous : vous pressez le pas.

Mais, alors que vous commencez à rattraper votre retard, vous vous sentez ralentir. Vous levez les yeux de votre smartphone : pourquoi tout le monde marche-t-il soudain si lentement ? Tout en jouant des coudes pour avancer plus vite, vous remarquez qu’il règne quelque chose de paisible dans l’espace où vous avez pénétré. Le bruit ambiant diminue progressivement, remplacé par un silence apaisant, perturbé seulement par le doux chant des oiseaux et le bruissement des feuilles. La première chose que vous remarquez est la végétation luxuriante qui vous entoure. Des arbres centenaires bordent les chemins, leurs feuillages épais offrant une ombre réconfortante. Les parterres de fleurs multicolores et les jardins potagers bien entretenus ajoutent à cette sensation de bien-être. Vous respirez profondément, et vous vous apercevez que même l’air semble plus pur. Vous tapotez l’écran de votre smartphone pour vérifier le temps qu’il vous reste avant votre rendez-vous : le débit du réseau est inexplicablement lent, tout comme la vitesse de circulation des passants. Les voitures sont rares, et celles qui circulent sont majoritairement électriques, déambulant à un rythme paisible. Les piétons et les cyclistes dominent l’espace, se déplaçant sans hâte.

Hartmut Rosa, dans ses ouvrages Accélération et Résonance, explore comment l’accélération sociale et technique transforme notre relation au temps, et propose la notion de résonance comme une alternative permettant de rétablir un lien profond et significatif avec notre environnement et nos activités.

Tandis que vous jurez à voix basse à cause de cette insupportable lenteur, un inconnu s’approche de vous. L’air serein, il vous sourit chaleureusement avant de vous demander si tout va bien. Vous lui répondez par l’affirmative, mais il devance vos interrogations en vous informant que vous venez d’entrer dans une ZRE - une Zone de Résonance Expérimentale. Sans montrer trop d’égard pour votre empressement, il s’emploie alors à vous raconter l’histoire des ZRE, sans doute persuadé qu’elle vous passionnera.

Il vous explique que les années 2000 furent une époque marquée par l’échec des politiques du « slow work » (slow work, slow city, slow food etc.). Ces initiatives, qui prônaient une décélération de nos modes de vie pour une meilleure qualité de vie, n’ont pas réussi à s’imposer. C’était comme un pansement sur une jambe de bois, vous dit-il.

Le Parfum du Temps de Byung-Chul Han explore comment la modernité, avec son obsession pour la vitesse et l’efficacité, a altéré notre perception du temps, nous privant de moments de calme et de contemplation nécessaires à une vie épanouie. Han plaide pour une redécouverte de la lenteur et de la patience, et nous invite à résister à la frénésie de la société contemporaine pour retrouver un sens plus profond de l’existence.

L’inconnu poursuit son récit en vous expliquant que dans les années 2010, face aux limites des politiques du « slow », de nouvelles approches ont été envisagées. C’est ainsi que les politiques de « sync » ont vu le jour. Ces initiatives visaient à resynchroniser les temporalités dissociées de nos vies, en harmonisant les rythmes techniques (comme les exigences technologiques et économiques) avec les rythmes circadiens (les cycles naturels de notre corps et nos besoins biologiques).

La mise en œuvre de ces politiques a pris diverses formes, touchant aussi bien le monde du travail que les infrastructures urbaines. Par exemple, des efforts ont été faits pour adapter les horaires de travail aux cycles naturels des individus, afin de réduire le stress et améliorer la qualité de vie. L’inconnu souligne que ces changements ont été en partie déclenchés par la crise financière de 2008, qui a poussé à repenser en profondeur nos modes de fonctionnement et de production.

Alors que vous déambulez dans la ZRE, vous commencez à vous sentir un peu mieux. La tension déjà accumulée en début de journée commence à se dissiper, et vous vous ouvrez aux sensations apaisantes qui vous entourent.

L’inconnu qui vous avait abordé plus tôt se tient à vos côtés, observant votre réaction avec un sourire bienveillant. Il se présente alors comme dromologue professionnel. En d’autres termes, comme un spécialiste des questions de vitesses et de rythmes. Vous le regardez, intrigué, tandis qu’il vous explique qu’il est employé par la ZRE comme médiateur, aidant les usagers à comprendre et à se familiariser avec les particularités de ces espaces publics uniques. Il semble passionné par son rôle, et sa passion devient communicative. "Les zones de résonance expérimentales sont le fruit de démarches participatives. Elles ont été pensées et créées avec la collaboration des habitants et des travailleurs locaux. L’idée est d’offrir un espace où les rythmes de vie sont réharmonisés, loin de la frénésie urbaine ordinaire."

Podcast : Cet épisode de podcast explore le concept de « dromologie » développé par Paul Virilio, une théorie critique de la vitesse et de ses effets sur la société, la politique et l’existence humaine. Jérôme Lèbre, professeur de philosophie, explique comment Virilio a introduit la vitesse comme un concept destructeur dans la philosophie, subvertissant les notions traditionnelles de temps et de mouvement pour analyser les impacts profonds de l’accélération technique sur notre monde.

"Les ZRE fonctionnent comme des communs, des ressources partagées gérées collectivement par la communauté. Chaque ZRE est unique, adaptée aux besoins spécifiques de ses usagers locaux. Les habitants et les travailleurs d’une même zone urbaine se concertent régulièrement pour maintenir et améliorer ces espaces. Ils décident ensemble des règles de circulation, des zones de silence, des activités collectives, et même des types de végétation à planter." Le dromologue souligne que cette gestion collective permet non seulement une meilleure appropriation de l’espace, mais aussi un renforcement des liens sociaux. "Les gens ici se connaissent, échangent et collaborent activement. Cela crée un sentiment de communauté et de bien-être qui est rare dans d’autres parties de la ville. Vous remarquerez aussi que dans la conception de ces espaces, le temps est géré de manière bien spécifique. Les ZRE sont entourées de ce que j’appelle des 'zones-tempons' permettant une transition plus douce entre les zones sans restriction de vitesse. On a même institué un 'indice de résonance' pour mesurer la qualité de la synchronisation entre les divers éléments—humains, techniques, naturels—d’une ZRE. Cet indice permet de surveiller et d’ajuster en continu le fonctionnement des zones pour maintenir un équilibre optimal."

Et, alors que vous vous demandez comment cet indice de résonance a bien pu être calculé, le dromologue sourit et devance à nouveau votre question. "C’est simple : les humains doivent n’occuper que 50% ou moins de tous les espaces de la ZRE ! Le foncier, bien sûr, mais aussi les fréquences électromagnétiques, les espaces sonores, les champs visuels et olfactifs... Pour qu’il y ait résonance, il faut préserver la capacité de chacun à vibrer sur sa propre fréquence."

Vous approuvez en silence : pour qu’autre chose puisse advenir, il fallait bien lui faire de la place.

Dans « Pour une écologie de l’attention », Yves Citton propose une analyse des défis liés à l’attention dans notre société, en explorant les dimensions économiques, pédagogiques, éthiques et politiques de ce phénomène. L’auteur plaide pour une approche collaborative de l’attention, qu’il nomme « écologie de l’attention », comme alternative à la gestion compétitive de nos ressources attentionnelles, visant ainsi à créer une forme d’hygiène du « temps de cerveau disponible » face au déferlement d’informations et d’images de notre ère numérique.