Quels points communs entre les friches d'aujourd'hui et les ruines du Romantisme ?
Les friches d’aujourd’hui et les ruines à l’âge du Romantisme (19è siècle) exercent le même pouvoir d’attraction et de fascination à l’égard de leurs contemporains. Ils sont un must de leur époque.
Plus un jour sans un article sur le 6b, Babcock, Newton, la petite ceinture ferroviaire, les Grands Voisins…Comme ce fut le cas au 19è siècle pour le goût des ruines grecques et médiévales, exprimé fortement par le courant Romantique. Pourquoi ? Quels sont les ressorts de cet engouement pour les friches d’aujourd’hui et pour les ruines d’hier ? Dans quels contextes cette appétence se produit-elle ? Quelles sont les similitudes et les différences entre les friches d’aujourd’hui et les ruines au 19è siècle ? Que traduisent ces engouements ? Que disent-ils de nous et de notre représentation du passé récent ? Dans quelle société nous projètent-ils ? Avec quels principes associés ?
Le goût pour les friches et les ruines se produisent dans des contextes historiques de transition.
Pour les ruines, il s’agit d’une transition historique entre une société traditionnelle en train de s’effacer et l’avènement de la société industrielle. Pour les friches, il s’agit d’une période de transition entre l’effacement de la société industrielle (orientée énergies fossiles, organisation pyramidale, concentration du capital) et la naissance d’une société dont les contours restent encore flous, mais qui se caractérisent néanmoins par la prégnance du numérique, de la conscience environnementale, et d’une volonté de réappropriation des concitoyens des grands éléments de leur quotidien délégués à de grands groupes privés et institutions (alimentation, éducation, travail…).
La place tenue par la nature est une seconde similitude.
Mais elles ont des traits et des ambitions différentes. A l’âge du Romantisme, les ruines sont associées à une nature contemplative où la dimension métaphysique est première. La relation à la nature est une relation sensible, dénuée de rationalité, qui relie directement l’Homme au divin (une réaction à l’esprit des Lumières en somme qui établissait un lien de domestication par l’Homme à son encontre). A l’ère des friches, la relation à la nature a davantage pour ambition d’instaurer une relation équilibrée entre elle et l’Homme. Cette approche peut néanmoins être les prémisses (ou le prolongement) d’un retour métaphysique à la nature, de type animiste, croyance en un esprit, une force vitale qui anime les êtres vivants, les objets mais aussi les éléments naturels. Les friches comme marqueur du retour du religieux. Est-ce si insensé ?
Un sentiment de malaise à l’égard de leur société contemporaine
Malaise profond exprimé par les hommes et les femmes à la période romantique issu d’un monde économique brutal naissant où il est difficile de vivre dignement. Malaise contemporain issu de la perte de sens et de la souffrance issus du monde du travail, d’une dégradation de l’environnement. Les friches et les ruines entendent être des recours à ce malaise ambiant. Certains parlent par exemple des friches culturelles comme des lieux d’utopies concrètes (Fazette Bordage).
Une défiance à l’égard du progrès technique et de l’idéologie qui la sous-tend
Le Romantisme est une réaction à l’esprit des Lumières, qui coupe l’Homme du divin, le plonge dans un vide spirituel et un ennui profond(Musset). Les friches traduisent de leur côté, à travers des usages de type circuits courts, leur défiance à l’égard d’évolutions techniques qui ont coupé les habitants des modes de production agricole. Les friches expriment aussi la volonté de ceux qui les fréquentent de se réapproprier les modalités de leur travail et de ne plus être soumis à un modèle d’organisation (mais aussi de redistribution) qui leur échappe (les tiers lieux d’initiative associative surtout, de type Electrolab à Nanterre, ICI à Montreuil). Dans cette logique de ré-appropriation par les individus des grands éléments structurants de leur vie (alimentation, éducation, travail), il ne serait pas étonnant de voir apparaître dans les friches des modèles d’éducation en rupture avec ceux mis en place par l’Education nationale (c’est peut-être déjà le cas) .
La dimension internationale et la dimension spontanée, hors de tout cadre politique institutionnelle, sont des traits communs des friches actuelles et des ruines à la période Romantique.
Le Romantisme n’est pas un mouvement organisé mais un état d’esprit qui traverse toute l’Europe au début du 19è siècle. Des groupes d’artistes et d’écrivains, animés par des idéaux communs, mais avec des connotations locales très affirmées, agissent de façon autonome dans les différents pays européens. C’est l’insurrection grecque en 1821 face à la domination ottomane qui fait office de catalyseur en Europe. L’opinion publique se prend d’affection pour la Grèce qui a vu émerger la philosophie, les arts et la démocratie. Victor Hugo, Chateaubriand, Lord Byron prennent fait et cause pour les insurgés. Le tableau Les Massacres de Scio (Eugène Delacroix) fait office de manifeste. Il signale l’engagement politique de l’artiste et révolutionne la peinture d’Histoire. En 1826, il renouvellera cette posture engagée avec le tableau « La Grèce sur les ruines de Missolonghi ». La ruine préfigure l’œuvre moderne et contemporaine dans certains de ses aspects les plus radicaux parmi lesquels : la valorisation du processus, de l’inachèvement, des procès de dégradation et de destruction, allant jusqu’à l’anéantissement (Objet à détruire, Man Ray, Hommage à New York, Tinguely…), la fascination pour le déchet, le débris, la délégation de la création et du « faire » humain à l’autre, à la nature, aux éléments (Arte Povera, Smithson). Le romantisme trouve dans la ruine une puissante image du «mal du siècle». L’homme romantique se projette dans la ruine, il y voit comme une allégorie de sa propre existence. Empathie avec la ruine que Chateaubriand promeut : «les ruines sont plus pittoresques que le monument frais et entier.»
Les friches contemporaines, avant d’être largement cadrés par les acteurs institutionnels, participaient elles aussi d’un mouvement spontané que l’on retrouve un peu partout dans le monde, de New-York à Paris, en passant par Londres, Berlin, Cracovie, Budapest… Espaces délaissés dans des ères urbaines peu valorisées (zones dédiées à de grandes infrastructures de types entrepôts, réseaux de transports), elles prennent leur essor en raison de leur caractère dénormé. Elles sont perçues comme les lieux de tous les possible, par opposition à une société hyper normée. Rebus de la société industrielle, on les retrouve dans tous les pays fortement marqués par les grandes infrastructures qui ont remodelé les villes lors de la révolution industrielle. De verrues urbaines elles passent à joyaux locaux.
Quels enseignements en tirer pour la valorisation et l’exploitation des friches ?
1- les friches étant un symptôme et une expression des grandes évolutions de la société, elles peuvent héberger de nouveaux usages à l’infini.
2- l’attrait pour les friches et les ruines sont d’abord le fait d’une minorité plutôt lettrée et cultivée, ce qui ne leur empêche pas de traduire des aspirations de la société plus large et donc des usages qui vont bien au-delà de la creative class. Ne reste qu’à établir les passerelles avec les personnes qui développent des activités, des pratiques qui s’adressent à des publics plus larges.
3- les friches et les ruines sont des modèles qui, soit remettent en cause, soit interrogent les canons de la société. Gare à l’aménagement de friches qui ne garderaient que le flacon et pas le parfum.
4- de lieux marginaux, les friches deviennent des lieux valorisés qui permettent de développer des pratiques non normées. Leur institutionalisation est cependant inéluctable. Ce que certains regrettent car elles ne seront plus tout à fait des lieux de tous les possible. Reste un équilibre à trouver entre rigidité des pratiques, des modes de fonctionnement et laissez-faire. La commande publique doit par exemple dépasser certaines contradictions actuelles : exiger des usages pérennes… et réversibles.
Les friches sont le symptôme et l’expression de l’évolution de notre modèle culturel, social et économique. Certains ont dépassé les représentations liées aux friches, jusqu’alors associées à des non-lieux. Par ailleurs, la valorisation des friches n’est ni de droite ni de gauche (même si pour l’instant ce sont surtout des territoires penchant à gauche qui s’en sont emparés en évitant le syndrome tabula rasa). Elles peuvent être associées à une forme de libéralisme dans la mesure où elles développent des modèles économiques auto-suffisants. Elles peuvent être associées au progrès social dans la mesure où elles développent des pratiques innovantes reposant sur des modèles de mutualisation associés à l’économie du partage ou aux communs. Elles constituent en tout cas une aspiration forte à être investi par nos concitoyens qui dépasse largement la population de la classe créative (le million de visiteurs des seules friches ferroviaires de la SNCF en attestant). Politiquement elles constituent donc une opportunité (à condition de bien s’y prendre).