Stéphane Berdoulet : couteau suisse de Lil'ô-Saint-Denis
Avec des fleurs, des substrats fertiles, des collectivités territoriales compréhensives et beaucoup de bonnes volontés, Stéphane Berdoulet est parvenu à faire de l’économie sociale et solidaire l’un des axes de développement majeurs de l’un des territoires les plus stigmatisés de France.
Co-directeur de l’association Halage, co-gérant de la SCIC Cité PHARES, co-fondateur des SAS Les Alchimistes, Les Faiseurs de Terre et Splendide !, trésorier du Chantier École Île-de-France, membre du CA de l’association Les Canaux… Stéphane Berdoulet jongle avec les cartes de visite. Cependant, si en apparence ces différentes casquettes semblent décorrélées les unes des autres - quels liens entre une structure spécialisée dans l’horticulture, une autre dans le bâtiment ou encore un espace d’accueil d’associations et d’entreprises - elles forment un tout très cohérent, unifiées par un territoire, la Seine-Saint-Denis (et plus spécifiquement l’Île-Saint-Denis), et un objectif : l’économie sociale et solidaire.
De l’humanitaire international à l’Île-Saint-Denis
Stéphane Bedoulet commence comme gestionnaire de projets humanitaires au sein de Médecins du Monde. « Après une maîtrise de langue chinoise puis un DEA de relations internationales et politique comparée, j’ai eu l’occasion de passer un an entre Bordeaux et Pékin. Cela m’a amené à effectuer un DESS de gestion de l’humanitaire, qui m’a amené à Médecins du Monde. »
Tibet, Sri Lanka, Indonésie, Pakistan, Somalie, Darfour, Sud Soudan, Cameroun, Mexique… Entre 2003 et 2010, là où il y a une crise, Stéphane Berdoulet est là. Il met notamment en place un outil de capitalisation de l’expérience pour Médecins du Monde, afin que les différentes équipes ne réinventent pas la roue à chaque nouvelle mission. Ce rythme de travail au gré des différentes catastrophes humanitaires aurait pu continuer, jusqu’à ce qu’un heureux événement remette tout en question. « En 2009, j’ai mon premier enfant. Jusque-là, j’avais accepté les conséquences potentielles des zones à risques dans lesquelles je me rendais. Désormais, ces risques avaient un impact sur un enfant qui venait de naître. C’est pourquoi en 2010, j’ai cherché à travailler en France, sur des sujets français. »
Par hasard, Stéphane Berdoulet et sa famille louent une maison à l’Île-Saint-Denis. C’est là qu’il croise le chemin de l’association Halage. « Je vais découvrir les mondes nouveaux, pour moi, de l’insertion et de l’environnement. C’est également un changement parce que d’une organisation internationale, je passe à une structure de taille moyenne. Enfin, à la même période, je commence un master sur l’économie sociale au CNAM. Les années 2011 et 2012 ont été intenses ! »
Halage, laboratoire à taille urbaine
À l’époque, Halage s’organise autour de chantiers d’insertion dans les espaces verts, d’un centre de formation, de jardins solidaires déployés sur les départements de la Seine-Saint-Denis, des Hauts-de-Seine, du Val d’Oise et de Paris, et d’un bâtiment, le Pôle d’Hospitalité des Activités de Rayonnement Écologique et Solidaire, ou PHARES, qui a pour vocation de réunir des structures coopératives ou TPE classiques au service du territoire.
Aujourd'hui, en plus de ces activités, d’autres structures se sont développées autour de Halage. En 2013, le PHARES devient un Pôle territorial de coopération économique (PTCE). En 2016, l’activité des Alchimistes, qui fait du recyclage de biodéchets, débute. En 2018, l’activité horticole Fleurs d’Halage, ainsi que le projet de transition écologique Lil’Ô, sont lancés. En 2020, Halage co-crée Faiseurs de terre, structure de production de substrats fertiles. Et aujourd’hui, PHARES s’étend grâce à l’achat d’un site industriel à proximité du bâtiment actuel, et par la construction de deux étages supplémentaires sur ce même bâtiment.
L’autre et le collectif au cœur des projets
Au gré de ces différentes étapes, toujours les mêmes leitmotivs : travailler avec le souci de l’autre, et en collectif. « C’est le fil rouge de ma vie professionnelle. L’autre est toujours au cœur du projet. C’est pour cette raison que je voulais travailler dans l’associatif après Médecins du Monde. Et le collectif, c’est essentiel. Sans collectif, on meurt. Halage laisse largement de la place pour la construction collective, en interne comme en externe, avec des acteurs publics comme privés. »
Toutes ces activités changent évidemment la ville et surtout ses habitants. « Notre public est souvent défini en négatif : il n’a pas de travail, de formation, de maison, de casier judiciaire vierge, de santé, de famille… Or, il est là, preuve qu’il est plein de ressources. Ces projets ont un pouvoir de révélation des savoirs des habitants. » Ainsi, par exemple, des personnes originaires d’horizons divers (Afghanistan, Corne de l’Afrique, Roms…) échangent et partagent leurs savoirs horticoles et agricoles, et transforment des friches polluées en champs de fleurs (vendues à maturité, en circuit court et de proximité), ou en substrats fertiles. « On crée de nouveaux métiers urbains, à savoir des métiers qui n’existent pas, et qui s’appuient sur les savoirs des habitants. Ils sont déspécialisés, et rendent un service environnemental positif à la ville. Nous avons travaillé avec Bernard Stiegler pour les faire émerger. »
La périphérie comme moteur de transformation du centre
Aujourd’hui, si l’on réunit toutes ses structures, le PHARES représente 600 salariés, avec un poids économique de 16 millions d’euros. « Plus personne sur l’Île-Saint-Denis ou même la Seine-Saint-Denis ne peut nous ignorer. » Et cette mise en lumière permet au PHARES et à Halage de peser dans le débat et l’action publique. Ainsi depuis maintenant quatre mandats, des listes issues de la société civile à l’initiative d’associations îlodionysiennes détiennent la majorité municipale. « Nos territoires ont cette intuition différente qui est de dire que si l’on persiste à apporter les mêmes réponses aux mêmes problèmes, on est voué à obtenir les mêmes résultats. Dans une ville délaissée comme l’Île-Saint-Denis, ça n’était pas tenable, et donc des structures comme Halage ont aussi pu émerger parce que les institutions locales ont voulu tenter autre chose. Je retrouve cette philosophie dans Ville Hybride, puisque je partage avec Michaël Silly l’idée que c’est à la périphérie que l’on peut réinventer le centre. »
Fort d’une histoire de maintenant 30 ans, Halage a construit une expertise sur l'économie sociale et solidaire, et attire de nombreuses personnes et structures qui souhaiteraient reproduire le modèle ailleurs en France et dans le monde. Mais Stéphane Berdoulet n’imagine pas dupliquer le modèle. « Je crois plutôt à l’essaimage par fertilisation. Chaque territoire a ses spécificités et ses dynamiques. Ils peuvent bien entendu s’inspirer de ce que l’on a fait, en plein comme en creux, pour éviter de reproduire certaines erreurs que nous avons pu faire. Mais leurs initiatives doivent d’abord répondre aux besoins de leurs territoires. »
Transformer la ville pacifiquement
Et si Stéphane Berdoulet a pu perdre de sa ferveur révolutionnaire, il reste persuadé que le modèle de l'économie sociale et solidaire, en tant que projet pacifiste, permet la transformation des modes de penser face à la violence du capitalisme. « Je ne crois plus au grand soir. On existe et on se bat pour le territoire, pour écrire d’autres scénarios que celui, par exemple, de la Plaine Saint-Denis, où les employés des différents bureaux ne vivent pas où ils travaillent, et où en conséquence rien n’est laissé aux habitants locaux. » L'économie sociale et solidaire se pose donc comme antithèse de ce type de développement urbain, en créant des espaces réunissant les différentes fonctions de la ville (production, biodiversité, éducation, événementiel, commerce, habitat même…), pour créer de la socialisation et de l’échange entre habitants.
« Ma ville idéale, c’est celle qui, à l’échelle du territoire accessible à pied ou à vélo, permet d’habiter, de consommer, de produire, de réfléchir et de se divertir, avec des espaces publics permettant les rencontres, équilibrée entre paysages naturels et humains. » Cette ville idéale a d’ailleurs un slogan : PPPPPP. Au partenariat public-privé bien connu du monde de l’urbanisme, s’ajoutent des notions élargissant le spectre. Le PPP devient alors le PPPPPP pour partenariat public-privé-population pédagogique pour la planète. Un programme extrêmement réjouissant.