À Paris, les cyclistes rendraient la ville impossible aux piétons et aux automobilistes. Ils seraient dangereux, indisciplinés, irresponsables. L’idée s’est même répandue outre-atlantique dans un article du New York Times publié en octobre qui décrit la rue de Rivoli désormais cyclable comme une artère « risquée » et « anarchique ». Pourtant, il suffit d’un bref regard en arrière pour réaliser que l’ordre et l’harmonie ne régnaient pas vraiment dans les rues de la ville du tout-auto. Le vélo précipite-t-il donc vraiment la ville dans l'anarchie ?
Un tourbillon indescriptible
Même les autorités tombent dans le panneau. En octobre 2021, le préfet des Hauts-de-Seine décide de remettre de l’ordre dans le chaos dangereux causé par les vélos. Mais au lieu de traiter d’abord le danger – la voiture et les aménagements inadaptés qui la mettent en contact avec le vélo - il décide de verbaliser d’abord les cyclistes. Les articles de presse qui s’en suivent semblent d’ailleurs confirmer que le vélo est bien la source du problème : pas un mot sur la voiture et les carrefours sans protection pour les vélos, qui sont la triste norme en France. Pour le préfet, le danger vient clairement des usagers à vélo qui brûlent les feux rouges. Il ajoute même : « nous n’hésiterons pas à mener des actions de répression de plus en plus fortes ».
Pourtant, le vrai chaos ne vient pas du vélo, mais de notre difficulté à percevoir l’ordre dans une société où le vélo devient un mode transport majeur. En 2020 je filmais un cycliste qui, tentant de traverser un carrefour parisien, se trouvait piégé dans un tourbillon indescriptible de voitures.
Ce qui frappe dans la vidéo n’est pas le tourbillon habituel des voitures, mais le contraste entre ce tourbillon dangereux et la présence de cet humain fragile et inoffensif au milieu. La présence du cycliste révèle ce qu’on ne voyait pas avant : l’hostilité de l’ordre ancien où le danger règne et où le piéton n’ose pas traverser mais ne s’en plaint jamais.
Une proximité retrouvée
On commence à peine à parler de cet ordre motorisé – ce carnage – qui tue plus de 500 piétons par an, dont un tiers perdent la vie alors qu’ils traversent simplement sur un passage piéton. Le vélo est venu accélérer ce débat, car sa fragilité saute aux yeux. Par sa fragilité, il révèle le chaos de l’insécurité qui se cache derrière l’« harmonie » motorisée qui a remplacé la vie de nos rues depuis les trente glorieuses.
L’irruption du vélo sur la route (qui semblait appartenir aux seules voitures il y a peu) apporte de la vie à la ville, une dynamique qu’il faut protéger et encourager. La société cyclable n’est pas l’anarchie. Au contraire, elle fonctionne grâce à une autorégulation intuitive et subtile, comme celle d’un vol d’étourneaux ou d’un troupeau d’abeilles dans une ruche. La société cyclable est une société connectée par excellence : les humains sont connectés entre eux par leurs sens, ce qui a un effet apaisant sur l’espace public.
La vie
Le chaos urbain provoqué par le vélo n’en est, en fait, pas un. Il n’est en tout cas pas plus chaotique que le chaos des voitures qui tue environ 3000 Français par an, ou le chaos des piétons que vous traversez naturellement sur le trottoir. Le chaos dans la ville, c’est la vie. Pendant trop longtemps, cette vie avait disparu autour des automobilistes, que le vélo vient brusquement réveiller aujourd’hui. Comme cet automobiliste interviewé par BFM Paris qui, d’un air dépité, dénonce le fait que désormais « quand on veut tourner on est obligé de surveiller ». Dans ce nouveau mélange d’humains, il a encore du mal à tenir compte de la diversité qui l’entoure, qui fait pourtant le charme de nos villes. J’aime ce chaos, à condition que la voiture y soit mise à sa juste place, le dernier recours, pour protéger le chaos de la vie.