Le ton est calme mais l’énergie est palpable. Derrière l’entrepreneure de 38 ans se cache une volonté politique au sens premier du mot : celle de changer la vie de la cité. Comment ? En transformant les friches urbaines, ces espaces oubliés au milieu des villes, en logements, en tiers-lieux ou bien en bureaux. Portrait.

« Pour éviter l’étalement urbain et l’expansion urbaine, l’idée c’est de recycler les espaces existants en limitant le coût écologique pour le faire. » C’est ainsi qu’est née l’entreprise De La Friche Au Projet début mars 2020, « deux semaines avant le premier confinement » dû au Covid, sourit Sarah Wertheimer.

A l’époque, après une quinze d’années passées dans la maîtrise d’ouvrage privée (Constructa, Pichet, Vinci), Sarah Wertheimer, géographe-urbaniste formée à l’Institut d’urbanisme puis à Sciences Po, éprouve « un sentiment de lassitude ». Elle déplore une « vision de la ville un peu tronquée » chez les élus et les propriétaires fonciers. « Il manque des données très opérationnelles dans l’équation : la prise en compte de la pollution est par exemple insuffisante. Ou bien parfois, le projet correspond à une vue de l’esprit qui ne rencontre aucun marché. » Alors cette Parisienne de naissance se lance en solo. Elle veut au passage changer les pratiques et les rendre « plus vertueuses ».

Pour l’année 2019, le bâtiment était responsable de 25% des émissions de gaz à effet de serre en France d’après le ministère de la Transition écologique, soit le deuxième secteur le plus émetteur derrière les transports. « Je le dis sans considérations politiques partisanes, mais si j’ai créé mon entreprise, c’était lié à la conviction qu’on était en train de laisser une vaste poubelle à nos enfants. Et si, à mon échelle, je pouvais œuvrer à la reconstruction d’une ville un tout petit peu plus économe en ressources, je trouvais ça intéressant. »

Quelle est donc l’idée de cette entreprise qui ne compte qu’elle dans ses rangs ? « C’est un métier qui n’existe pas vraiment ce que je fais. Je propose aux propriétaires institutionnels de les aider dans la reconversion de leurs sites, qu’ils soient bâtis ou non bâtis, lorsqu’ils sont devenus obsolètes. » Parmi ses clients, des grandes entreprises foncières, des bailleurs sociaux, des acteurs de l’économie sociale et solidaire, autant de profils variés qui rencontrent pratiquement tous la même difficulté : la programmation. Ils possèdent un terrain mais ne savent pas comment le convertir sans y laisser des plumes économiquement. « Souvent, on m’appelle en me disant : ' On ne trouve pas de programme sur ce site, le projet est planté depuis cinq ans. Est-ce que vous pourriez nous aider ? ' »

Si les projets patinent parfois, Sarah Wertheimer en a bien identifié la cause grâce à son expérience passée : « Les opérateurs et promoteurs immobiliers privés qui ont l’habitude d’aller piocher dans leur boîte à outils, ils ont des produits-types. Si ces produits-types rencontrent un marché, tant mieux, les opérateurs les construisent. Dans le cas contraire, ils abandonnent le projet. »

Alors qu’offrir de différent ? « Pour trouver le bon programme, je ne suis pas magicienne. Je passe beaucoup de temps à faire une analyse du contexte local. » Or ce temps, c’est précisément ce qui fait défaut aux promoteurs immobiliers. L’année dernière, en 2021, Sarah Wertheimer a par exemple travaillé à transformer neuf lots amiantés du quartier des Pépinières de Rouen en logements. Mais pas seulement : « J’ai rencontré les riverains, les commerçants et les acteurs du territoire pour savoir comment vivait le quartier. » Après enquête, Sarah Wertheimer imagine un rez-de-chaussée constitué d’un restaurant, d’une crèche, d’une maison médicale et, pour répondre aux requêtes formulées par les habitants, parvient à convaincre le Conservatoire de Rouen justement en quête de place, d’y installer son pôle danse-théâtre-musique. La singularité de cette « programmation » proposée répond à la singularité du travail réalisé par l’entrepreneure trentenaire qui se définit dans ces situations comme « une cheffe d’orchestre », puisqu’il s’agit à la fois de rencontrer les acteurs locaux, de monter la bonne équipe pour réaliser le projet et de le mener à terme lorsqu’on lui en fait la demande. « Il faut savoir être polyglotte et être capable de parler à un élu, à un architecte, à des techniciens, etc. puis arriver à traduire les besoins en un seul projet. Parce qu’à la fin, il n’y a qu’un seul projet. »

Il y a la dimension écologique – limiter l’étalement urbain – mentionnée plus haut « mais il y a aussi une dimension sociale » chez De La Friche Au Projet. « La crise des gilets jaunes (ndlr : qui éclate à l’automne 2018 et se poursuit durant toute l’année 2019) est aussi arrivée parce qu’on a placé des populations de plus en plus loin des centralités, dans des espaces qui étaient très mal desservis en termes de transports. Vous limitez la vitesse de circulation (ndlr : la limitation à 80 km/h sur les routes secondaires était entrée en vigueur le 1Er juillet 2018) et vous augmentez le coût du carburant, vous vous retrouvez avec une véritable crise identitaire et des personnes qui se sentent reléguées au niveau de la société. Et si on avait facilité la reconversion des sites, peut-être qu’on n’en serait pas là. »