L'engouement pour les intelligences artificielles génératives atteint des sommets. C'est l'occasion d'interroger un déterminant essentiel de la transformation des territoires et du travail : les technologies numériques… et leur architecture invisible.
Territoires numériques, du virtuel au réel
Il y a deux manières de penser le numérique comme un territoire. La première, c'est le territoire virtuel, ou "cyberespace". En 1996, John Perry Barlow publiait la fameuse Déclaration d'indépendance du cyberespace. Vingt ans plus tard, la publication de L'Âge du Capitalisme de Surveillance a planté un dernier clou dans le cercueil de cette utopie. Les États et les multinationales ont colonisé le Web, territoire d'une nouvelle guerre froide. La promesse d'émancipation de l'individu par le numérique semble désormais bien lointaine.
En réalité, Internet, c'est avant tout de la matière réelle dans des espaces réels. Plus d’un million de kilomètres de câbles sous-marins relient des milliards de machines (téléphones, ordinateurs, serveurs) entre elles. Les réseaux qui le constituent se déploient dans des fermes de serveurs, des autoroutes et échangeurs informatiques, des usines, des mines etc.
Transformations numériques de la ville et du travail
Les acteurs de la fabrique des territoires le savent bien : l'irrésistible ascension du e-commerce transforme nos villes en profondeur. Fermeture d'anciens magasins, multiplication d'espaces logistiques... D'autres transformations de l'espace urbain sont moins visibles, comme la prolifération de dispositifs de surveillance algorithmique - par exemple, dans le cadre des JO de 2024.
Quant au monde du travail, un seul exemple suffira. La démocratisation du télétravail depuis l'épidémie de COVID n'a été rendue possible que grâce à des architectures informatiques en nuage (cloud). Le déploiement des ordinateurs dans les organisations a profondément transformé notre rapport au temps. L’accélération qui en résulte contribue à l’intensification du travail et aux risques de burnout (3 millions de français concernés).
Architectures invisibles : pyramides et archipels
Aujourd'hui, les solutions numériques qui transforment le plus la ville et le travail ont une architecture pyramidale. D'une part, elles centralisent la puissance de calcul et de stockage dans des data centers privés. D'autre part, elles enferment les utilisateurs dans des écosystèmes cloisonnés (ex. Windows, Mac, Android).
À l'autre bout du spectre, on trouve des architectures en forme d'archipel : le calcul et le stockage sont distribués entre un grand nombre de serveurs. Chaque serveur est géré par un acteur différent, mais le tout forme un écosystème cohérent grâce à des protocoles qui permettent leur interopérabilité. Exemple : Mastodon, une alternative décentralisée à Twitter qui permet aux utilisateurs de "déménager" facilement d'un serveur à l'autre. Grâce au protocole ActivityPub, ses utilisateurs peuvent s'abonner à des utilisateurs d'autres réseaux sociaux du "Fediverse" (ce qui reviendrait à pouvoir s'abonner à un compte Instagram via votre compte Linkedin ou Facebook). Les utilisateurs de X/Twitter comprendront l'avantage qu'il peut y avoir à disposer d’une alternative quand la qualité d’un réseau s’effondre.
Pour des archipels numériques
Effondrement : le mot est dit. Lors d'une table-ronde organisée par Ville Hybride en 2023, Sylvain Grisot soulignait le besoin vital de reconstruire des chaînes d'approvisionnement à plus petite échelle. Pourquoi ? Parce que dans le nouveau régime climatique, l'efficacité des chaînes de valeur mondialisées ne peut que s'effondrer.
C'est le premier argument en faveur d'architecture numériques décentralisées, transparentes et ouvertes. Ces “archipels numériques” sont l’infrastructure dont les territoires ont besoin pour améliorer leurs résiliences (alimentaire, biens de première nécessité etc.). Respect de la vie privée et des valeurs démocratiques, inscription dans le régime des Communs, transparence du code source... La liste des arguments en faveur du logiciel libre et open source est longue.
Dans le monde du travail comme dans la fabrique de la ville, il devient urgent de choisir nos architectures numériques plutôt que de les subir. Cela ne sera possible que si nous parvenons à ouvrir des espaces de délibération démocratique aux citoyens et aux travailleurs.