En 2015, les accords de Paris étaient signés avec l’ambition de limiter le réchauffement à 2°C par rapport aux niveaux préindustriels. Moins de dix ans plus tard, les dernières estimations tendent à faire passer les +2°C pour un moindre mal, par rapport à une hausse moyenne de 4°C qui n’a rien d’improbable. L’hiver que nous vivons nous donne un aperçu des anomalies thermiques vers lesquelles nous nous dirigeons inéluctablement, avec des records de chaleur (pour un mois de janvier) qui tombent chaque jour.
Aurait-il pu en être autrement, par exemple si les accords avaient prévu la mise en place sous l’égide de l’ONU d’une “Agence pour les générations futures” ?
C’est le fil que suit le dernier livre de Kim Stanley Robinson (KSR), auteur de science-fiction américain, qui a pris l’habitude de nous emmener auprès d’organisations et de personnages qui se débattent avec le risque de disparition de la vie sur terre (et/ou avec l’ambition de sortir du capitalisme). Sa Trilogie de Mars abordait déjà des motifs comme les services publics d’intervention climatique, la cour planétaire environnementale ou le tirage au sort comme outil démocratique.
Avec Le Ministère du futur, KSR aborde frontalement le sujet de l’action publique en faveur d’un futur soutenable, avec les qualités d’un auteur de SF pour qui les détails techniques sont loin d’être négligeables. Il ne s’agit peut-être pas de son meilleur livre, mais le soin avec lequel il s’attache à décrire le fonctionnement des administrations et le quotidien des agents publics en charge des questions climatiques nous l’a rendu particulièrement jouissif à lire.
Installés à Zurich, les agents du Ministère du futur (c’est le surnom attribué à ce qui est formellement une direction de l’ONU) ont à la fois un rôle d’influenceurs, de diplomates et de précurseurs pour faire bifurquer les États et les entreprises vers des des modèles économiques soutenables et, in fine, réduire la production de carbone dans l'atmosphère.
Le roman construit et fait exister la figure de l’agent public climatique mondial : un·e agent·e public avec une conscience politique et écologique, prompt·e à multiplier les leviers d’action pour arriver à ses fins. Un·e agent·e volontiers tenté·e par la désobéissance civile, spectateur·ice de la montée internationale de l’écoterrorisme des acteurs capitalistes, principaux voyous climatiques.
L’équipe du Ministère est particulièrement compétente et militante. Le ministère plaide auprès des acteurs mondialisés de la finance, propose des crypto-monnaies écologiques, lutte pour soutenir et diffuser les initiatives et les modèles locaux déjà fonctionnels. Pour aider les États à bifurquer, les agents sont des modèles d’engagement, de conscience et de compétence climatique. On a parfois l’impression de côtoyer des militants d’ONG mondiales devenus agents de l'intérêt général global. Les agents publics ne sont pas neutres, même si on a longtemps fait semblant, au cœur des machines d’État, que les idées néo-libérales représentaient la neutralité et le bon sens, laissant se dérégler les processus de compromis et d’élaboration des politiques publiques. En France, l’apparition d’initiatives qui proposent de mettre en réseau - et donc, aussi, de protéger - les agents publics engagés et compétents en faveur de la transition écologique, fleurissent depuis quelques années (par exemple : Le Lierre et Fonction Publique pour la Transition Écologique).
La question du recrutement de cette équipe n’est pas abordée par KSR. Du monde entier, les meilleur·es de chaque discipline semblent s’être retrouvé·es à travailler ensemble, d’ailleurs sans grande difficulté de coopération ou de collaboration. Cette équipe est donc enviable, mais nous interroge sur la capacité des acteurs publics à identifier, embaucher et maintenir en capacité d’action des profils aussi compétents pour réaliser une transition environnementale.
L’autonomie de l’équipe lui permet de considérer une grande variété de leviers et de solutions. Soutien aux technologies de captation du carbone ou de limitation de la fonte des glaces arctiques, réforme agraire mettant en commun les terres et socialisant les efforts de développement de l’agroécologie, création de l’Internationale des initiatives permacultrices, établissement de couloirs naturels sur la moitié des surfaces terrestres, déplacement des populations fragilisées par le changement climatique, prise en compte des activités bénévoles dans les échanges internationaux, création d’un commun numérique pour la protection des données… Le foisonnement d'initiatives et d’exploration est assumé ici comme un nouveau paradigme de l’action publique, qui permet une sorte de planification par la multitude. Parmi les nombreuses solutions possibles et explorées, beaucoup ont vocation à rater, d’autres vont passer à l’échelle. Ensemble, elles finissent par dessiner un futur possible.
L’équipe du Ministère dispose d’une grande autonomie d’action. Ici, il faut rappeler que le “ministère” est en fait une agence onusienne : assez loin, donc, du contexte politico-administratif d’une administration centrale nationale. Le Ministère du futur a une feuille de route qui semble presque illimitée (l’attention aux générations futures), et semble ne rendre de comptes à aucune autorité politique. Il a, en revanche, de classiques problèmes de financements, et doit aller négocier des moyens supplémentaires auprès de sa tutelle. Les agents parviennent à s’extraire des contingences de l’actualité, pour trouver de réelles marges d’invention, de proposition et de création. Les objectifs et les échéances de l’équipe sont clairs, les agents ont carte blanche pour explorer et tester des idées, avec une grande confiance de leur encadrement. Celle-ci se traduit par une absence de pression sur le reporting, remplacé par des échanges réguliers et des temps informels dans les parcs zurichois.
Le Ministère du futur inscrit son action dans la durée et donne aux agents les moyens de l’incarner. Dans ce contexte, tout enjeu de mobilité de carrière des agents semble avoir disparu. Entre la création du ministère et la fin de l’ouvrage, on suit 15 ans d’action avec une équipe stable et motivée. Les membres de l’équipe sont là et restent là, ce qui leur permet d’articuler la tension entre l’urgence d’agir et l’importance de penser l’action dans le temps long. La directrice du “Ministère”, Murray Murphy, est une figure de “décideur dans la tourmente” qui soutient l’action de son équipe en négociant hors des murs du ministère avec des acteurs politiques et économiques rétifs. On regrette de ne pas suivre davantage l’action quotidienne des autres agents du ministère, même si on en perçoit des bribes à travers les paroles et les actes de Murphy. Quand la narration nous conduit sur le terrain d’actions concrètes ou partenariales avec des agents publics nationaux, le récit fait malheureusement des ellipses : on suit une opération visant à aider les populations qui quittent des territoires rendus à la nature, mais rien ne nous permet de comprendre les coopérations qui la rendent possible. Les différents échanges nous montrent néanmoins la continuité et la cohérence systémique de l’action du ministère. En creux, la fréquence des changements de postes des cadres de la fonction publique d’État ou territoriale en France, crée les conditions d’une relative impuissance, notamment dans les confrontations avec des acteurs plus stables.
La lutte contre le terrorisme écologique des hyper-riches est au cœur de l’action du Ministère. C’est une dimension nouvelle apportée par KSR par rapport à ses précédents ouvrages : la prise au sérieux dans l’action publique de “l’éco-terrorisme” des acteurs voyous (organisations ou individus) dont l’action est particulièrement néfaste pour le climat. Ce sont eux, dans le livre, qui méritent de faire l’objet de politiques publiques sécuritaires. L’une des évolutions dans les moyens d’action du Ministère le conduit à entamer un travail de sûreté, d’espionnage et d’action discrète, pour limiter l’influence et le pouvoir de nuisance des plus gros pollueurs planétaires. C’est un renversement de la définition de l’éco-terrorisme que propose KSR. Le danger ne vient plus de militants radicaux, mais d’acteurs industriels et financiers refusant de renoncer à leurs privilèges et œuvrant activement contre les tentatives de bifurcation de l’économie pour intégrer les limites planétaires.
Tout ce que décrit le roman de KSR, ou presque, est déjà là. La plupart des actions et des postures décrites dans le livre sont en germe, au sein de certaines collectivités locales ou organisations publiques, dans les réflexions informelles d’agents publics ou dans les mouvements militants. KSR décrit un monde dans l’adversité, au sein duquel il met en narration des utopies réelles et des alternatives portées ou favorisées par une action publique peu empêchée, encline à faire prospérer des initiatives locales.
On sort de la lecture du Ministère du futur avec l’impression que ni les scientifiques ni les agents publics n’ont de problème à penser et agir dans un monde incertain face aux dérèglements climatiques. L’enjeu est avant tout de créer des cadres politico-administratifs et des outils permettant de dépasser les biais et les certitudes de ceux qui refusent d’agir alors qu’ils en ont les moyens. Un petit traité de transformation publique pour des administrations qui s’appuient sur la société civile, mettent en réseau les initiatives locales et ne perdent pas de vue les rapports de force.
Le Ministère du futur, de Kim Stanley Robinson (Bragelonne, 2023).
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